Qu'est-ce que la philosophie ? Que fait un philosophe ? Quel est son rôle au sein de la société ? Estce un vrai métier ? Comment enseigne-t-on la philosophie, en France et ailleurs ? Philosophie signifie-telle sagesse ? Dans cet échange entre un adolescent et un philosophe, on (re)découvre la curiosité dont on peut témoigner à cet âge. La pertinence des questions amène l'intellectuel à se centrer sur l'essentiel de sa pensée et à la restituer avec clarté et concision. Il en résulte un entretien au ton original, permettant d'apprécier toute l'acuité de Jean-Luc Nancy, et souligné par le trait intelligent de Pascal Lemaître, qui intéressera aussi bien les ados que leurs parents. La vérité, conclut Émile, c'est qu'il est ennuyeux d'être sage comme une image...
Corpus, paru en 1992, s'achevait sur « l'entre-les-corps ». D'un seul bond, « moi et toi » faisait conclure de l'entre-deux à l'entre-nous sans que ce bond ait été préparé ; il a semblé nécessaire, longtemps après, de rendre compte de l'entre en tant qu'il s'étire d'un corps aux autres en même temps qu'il se tend en chacun comme sa pulsion propre, ce qui le fait corps et qui nous fait corps-à-corps.
« Moi et toi » (la conclusion de Corpus) a passé en trente ans un seuil qui rendait nécessaire de repartir de là plutôt que d'y aboutir. Moi et toi : soi et soi, comment ça se passe ? C'est de là qu'est sortie cette suite du livre.
Le grand philosophe Jean-Luc Nancy explore avec une grande clarté et même un peu d'espièglerie, la question du mensonge. Pourquoi ne faut-il pas mentir ? N'a-t-on pas le droit d'avoir ses secrets ? La vérité est-elle toujours bonne à dire ? Après tout, y a-t-il une seule vérité ? Et si on ment pour une bonne cause ? Après tout, ces questions sont légitimes. Oui mais si on se ment à soi-même, alors les ennuis commencent. Il n'est pas si simple de dire la vérité sur le mensonge... ni de ne pas inventer la vérité !
Ni la fin du monde, ni le début d'un autre, ni la suite de l'histoire - mais une extrême fragilité. Ça peut casser, ça peut tenir, ça demande précaution. Moins des projets (même s'il en faut) qu'une circonspection pour notre présent, car c'est en lui que ça se trame ou se défait. Le comble de la fragilité s'atteint dans l'autonomie technologique - aussi économique qu'industrielle et cybernétique. Pour se déprendre de cette autonomie il faut trouver une allonomie : une loi de l'autre, une autre loi et autre chose qu'une loi.
Trouver n'est pas inventer. Il s'agit moins d'une volonté que d'un désir, moins d'une intention que d'une attention, moins d'un savoir que d'un art.
Jean-Luc Nancy
L'Europe, depuis 1945, avait exporté ses guerres. Elle importe aujourd'hui une épidémie qui sème la confusion. Le coronavirus, produit de la mondialisation, déclenche une mécanique de forces techniques, économiques, dominatrices et du même coup remet en question le modèle de croissance. Cette crise sanitaire provient de nos conditions de vie, d'alimentation et d'intoxication. Ce qui était « divin » est devenu humain - trop humain comme dit Nietzsche. La loupe virale grossit les traits de nos contradictions et de nos limites. C'est un principe de réel qui cogne à notre porte. La mort, que nous avions exportée avec les guerres, elle que nous pensions confinée à quelques autres virus et aux cancers, la voilà qui nous guette au coin de la rue. Nous nous découvrons humains, mais sûrement ni surhumains ni transhumains. Trop humains ? Ou bien ne faut-il pas comprendre qu'on ne peut jamais l'être trop ? Une puissante et salutaire réflexion du plus grand philosophe français.
Que nous reste-t-il de la communauté ? de ce qui a été pensé, voulu, désiré sous le mot de " communauté " ? il semble qu'il ne nous en reste rien.
Ses mythes sont suspendus, ses philosophies sont épuisées, ses politiques sont jugées. on pourrait dire aussi : " la communauté ", c'était le mythe, c'était la philosophie, c'était la politique - est tout cela, qui est une seule et même chose, est fini.
Ce livre essaie de dire ceci : il y a, malgré tout, une résistance et une insistance de la communauté. il y a, contre le mythe, une exigence philosophique et politique de l'être en commun.
Non seulement elle n'est pas dépassée, mais elle vient au devant de nous, elle reste à découvrir. ce n'est pas l'exigence d'une oeuvre communautaire (d'une communion ou d'une communication). c'est ce qui échappe aux oeuvres, nous laissant exposés les uns aux autres. c'est un communisme inscrit dans son propre désoeuvrement.
Une persistance ou une rémanence qu'on aurait cru impossible de l'antisémitisme oblige à reprendre à nouveaux frais l'analyse de ce dont cette disposition hideuse et morbide peut être l'effet. Il est nécessaire de creuser plus profondément dans ses origines. Celles-ci sont en effet à repérer au plus intime de notre culture européenne et pré-européenne. Elles tiennent à la conjonction conflictuelle des deux réponses à l'effacement des cultures archaïques : la réponse grecque et la réponse juive se rencontrent comme deux affirmations d'une humanité émancipée du mythe mais s'opposent comme deux façons de concevoir l'autonomie.
D'un côté l'autonomie tendanciellement infinie du logos, de l'autre l'autonomie paradoxale d'une hétéronomie répondant à un dieu caché. A première ne savait que repousser la proximité de la seconde, et donc l'exclure tout en l'engobant dans sa domination. La seconde ne pouvait que se replier dans cette exclusion au sein même de la domination.
Comment de ces prémices intrinsèquement contradictoires a pu s'engendrer l'histoire si longue et si terrible de la haine du Juif masquant une haine de soi ? On essaie de rendre possible une réponse.
Alors qu'il est coutume de démasquer les hommes et les femmes politiques, Emmanuel Macron déjoue cette entreprise. Il n'est pas un masque et il n'en porte pas non plus. Plutôt cisèle-t-il aux frontons de nos institutions une série de mascarons qui présentent toutes les figures d'un registre symbolique, mythologique ou idéologique.
Nous allons parcourir les avenues, les couloirs et les escaliers régulièrement surmontés de ces ornements expressifs. Comme les dieux, les vertus, les monstres ou les passions du temps jadis, ils portent des noms. Au demeurant ils ne sont rien d'autre que des figures divines, vertueuses, monstrueuses ou passionnées - liste qu'on pourra prolonger à loisir. » Cette liste de mascarons, qui forment autant d'entrées du livre, comprend, entre autres : « Le Jeune », « Self-Fils », « Gilets jaunes », « Macronvirus »...
Etude consacrée à l'ouvrage de M. Blanchot intitulé La communauté inavouable. A travers une réflexion sur le communautarisme et le communisme, Jean-Luc Nancy éclaire la préoccupation de l'époque moderne quant au caractère commun des existences humaines.
Tous les jours, la sexologie fait rage, anatomique, hormonale, psychanalytique et médiatique. Au point que certains, écoeurés, se vouent à une toute neuve chasteté. Mais le sexe se moque des discours sur lui : en tant que sexe de l'animal parlant, il partage avec le langage l'épreuve de la limite du sens, l'expérience de l'insignifiant ou de l'excès sur la signification. Ce qui ne relève d'aucun savoir, mais d'un insu sagace, sensible et pénétrant dont il n'est pas tout à fait impossible de s'approcher - entre philosophie et littérature.
Car le désir désire se dire en même temps qu'il se désire lui-même - et de se perdre à l'infini. En vingt-et-un petits chapitres qui vont de la nature à la poésie et du cul à l'amour, l'auteur de L'« il y a » du rapport sexuel, de La Naissance des seins, et de L'Adoration tente de laisser parler le sexe.
« Dès le moment où l'on me dit qu'il fallait me greffer, tous les signes pouvaient vaciller, tous les repères se retourner. Sans réflexion, bien sûr, et même sans identification d'aucun acte, ni d'aucune permutation. Simplement, la sensation physique d'un vide déjà ouvert dans la poitrine, avec une sorte d'apnée où rien, strictement rien, aujourd'hui encore, ne pourrait démêler pour moi l'organique, le symbolique, l'imaginaire, ni démêler le continu de l'interrompu : ce fut comme un même souffle, désormais poussé à travers une étrange caverne déjà imperceptiblement entr'ouverte, et comme une même représentation, de passer par-dessus bord en restant sur le pont. » J.-L. N.
La publication des Cahiers personnels du Heidegger des années 1940 (3 volumes sont déjà parus en allemand dans la Gesamtausgabe) a révélé une pensée très explicite du rôle « métaphysique » joué par le Judentum (l'être-juif, le peuple juif, la « juiverie ») dans l'autodestruction de l'Occident. Cette pensée, avec son caractère systématique et argumenté, ne s'était jamais déclarée dans les textes publics, même si ceux-ci ne laissaient pas ignorer un antisémitisme . Or le philosophe avait lui-même prescrit la publication de ses Cahiers, qui en 2015 n'est pas achevée et dont on sait déjà que la suite confirme amplement l'antisémitisme qualifié de « historial » par Peter Trawny, éditeur et commentateur de ces volumes.
S'il a voulu cette publication c'est qu'il tenait à ce que soit connue sa conviction d'un destin attribué à un peuple supposé le plus doué pour le calcul et la « machination ». Ce destin devait accomplir l'« oubli de l'être » engagé depuis Platon. Cet accomplissement devait rendre possible un « autre commencement » de l'avènement de l'« être/Seyn ». À ce compte, l'extermination des Juifs était un sacrifice inscrit dans le cours de ce destin. Les nazis n'étaient pas capables de penser à cette hauteur, et d'ailleurs eux-mêmes se sont précipités avec leurs victimes dans la ruine occidentale.
L'antisémitisme de ces réflexions reprend le discours le plus lourdement banal de l'époque, celui du « complot mondial des Juifs ». Jamais Heidegger ne s'interroge sur sa longue provenance chrétienne ni sur son rôle dans une société qui s'inquiète d'elle-même (du capital, de la technique, etc.). Une obstination hypermétaphysique - bien que se déclarant antimétaphysique - exige qu'on désigne une figure du mal et qu'on appelle à une refondation totale.
C'est odieux, c'est furieux, c'est insensé, c'est presque pathétique. Pourtant la pensée de la déconstruction de l'ontologie aura marqué de manière irréversible le tournant philosophique du XXe siècle : toute la suite en témoigne. Cette contradiction n'est pas celle d'un seul : elle est nôtre.
Il faut donc tout reprendre, il faut détacher la pensée de l'« être » de celle d'une « histoire destinale » (voire « progressiste », autre banalité). Et d'abord, extirper le trop banal désir de pureté et d'originarité qui a produit la haine chrétienne des Juifs avant de la renouveler en racisme et en dénonciation d'une fureur économique - dont au demeurant la réalité n'est que trop manifeste.
Il ne s'agit pas d'ajouter quelque chose à Derrida. Pas non plus de suppléer à des manques chez lui. Rien du double sens de ce mot dont il a fait une de ses signatures conceptuelles (avec entre autres « différance », « spectre », « viens ! »... ).
De manière générale, on ne complète ni on ne remplace rien dans l'oeuvre d'un auteur : elle vaut telle qu'elle existe. Je pense plutôt à un troisième du sens du mot supplément, à ce sens littéraire ou journalistique selon lequel on joint une publication à une autre pour offrir un autre registre ou un autre aspect (un supplément illustré, sonore, ou bien encore le Suppléent au voyage de Bougainville...).
Ces textes écrits au gré des circonstances - colloques, ouvrages collectifs - et au fil de 25 années ne sont ni des études, ni des commentaires, ni des interprétations de la pensée de Derrida. Ce sont, pour le dire ainsi, des réponses à sa présence. Non seulement l'amitié nous avait liés depuis 1970 mais je peux dire que même son irruption dans mon paysage intellectuel, par ses essais des années 60, avait été d'emblée celle d'une présence. Dès mes premières lectures j'avais perçu, au moins autant que l'aigu d'une pensée, la résonance d'une actualité : pour la première fois j'entendais vraiment une voix du temps présent.
La rencontre d'une présence fut indissociable de celle d'une pensée. L'analyse rigoureuse de la présence-à-soi dans la « voix silencieuse « de Husserl valait immédiatement comme l'arrivée d'un inconnu dans lequel je reconnaissais une présence. Celle-ci n'était justement pas « à soi » mais au monde, à nous tels que nous étions en un moment où nous pouvions sentir une époque passer (avec Sartre, avec la fin de la guerre d'Algérie) et autre chose arriver.
Derrida est connu comme le déconstructeur de la « métaphysique de la présence ». Il fut aussi celui qui ne cessait de se présenter - et donc sûr aussi de s'absenter - dans sa pensée. Il pensait comme on vient à un rendez-vous, comme on griffonne trois mots sur un bout de papier ou bien comme on décroche son téléphone : habitant des villes éloignées, nous usions beaucoup de cet appareil. J'entends toujours le ton très particulier, mêlé d'hésitation et de décision, sur lequel il disait « c'est Jacques ».
Publié à l'occasion d'une exposition sur le portrait contemporain au MART de Revereto, ce texte donne une lecture de l'histoire du portrait comme étant celle de la "vérité en peinture" dont parlent Cézanne et Derrida. De l'immortalisation et la glorification du modèle à son effacement dans une vision brouillée ou un miroir sans reflet, il s'agit autant de la vérité du sujet que de celle de l'art.
Les récents attentats de Paris et ceux qui les ont suivis de près en Afrique, venant après tant d'autres, depuis si longtemps et dans un contexte international particulièrement instable, portent à l'incandescence deux séries de questions : d'une part on se demande comment agir, jusqu'où la riposte belliqueuse est opportune ou du moins suffisante, d'autre part, puisque les pouvoirs politiques sont particulièrement mis en jeu, on se demande quelles sont au juste leurs marges de manoeuvre et leurs responsabilités précises (car on se retourne soudain vers eux alors qu'on était prêt la veille à les considérer comme les figurants d'un théâtre économique).
« Que faire ? » et « Quoi du politique ? » sont les deux faces d'une même inquiétude.
Peut-être le « faire », considéré comme production d'une action effective, est-il mis en suspens dès lors que l'idée même de la politique est brouillée. Aujourd'hui ce mot englobe tantôt l'ensemble des conditions d'existence et de sens, tantôt seulement une sphère limitée mais dont l'autonomie paraît douteuse.
Une seule chose est sûre, c'est la condamnation toujours recommencée de la « politique politicienne », singulière tautologie. Elle révèle le sentiment qu'il y a dans la politique elle- même la possibilité de son mésusage ou de sa caricature.
Une autre façon de contourner le problème est de distinguer « le » politique » de « la » politique (ou bien « the political » et « politics ». Cette différence de genre sert à magnifier une essence, un en-soi d'une pratique et tendanciellement une conception élevée d'une tâche besogneuse (même si non indigne.).
On ne peut y voir plus clair quant au « faire » que si on clarifie le sens de « politique ».
C'est ce qu'on voudrait entreprendre ici.
La catastrophe de Fukushima n'est pas considérée ici seulement comme le dernier désastre majeur qui oblige à repenser l'usage de l'énergie nucléaire.
On envisage sa leçon de manière plus générale, en tant qu'elle manifeste l'interdépendance désormais inextricable des phénomènes dits « naturels » et des ensembles techniques, sociaux, politiques, économiques dont la connexion générale nous oppresse.
Toutes les catastrophes ne sont certes pas équivalentes. Mais l'équivalence dont on veut parler ici est celle qui met en correspondance et qui fait circuler dans la communication et dans la consommation générales tous les éléments de notre existence - les vies, les biens, les forces, les énergies.
Le signe et le porteur de cette circulation n'est autre que la valeur en tant qu'argent, ou valeur du « marché » : l'« équivalence générale » dont parlait Marx. C'est elle qui propage une catastrophe généralisée.Que veut dire « penser » dans cette condition qui est la nôtre ?
Ces fragments, arrachés par la stupéfaction : l'État dont je suis citoyen lance un débat national sur l'identité nationale.
Serait-elle perdue ? serait-elle devenue décidément trop indécise ? serait-elle en danger ? Mais l'État n'est jamais que l'instrument de la nation : ce n'est pas à lui d'en définir, encore moins d'en constituer l'identité. Comme, de plus, cette initiative ne vise qu'à resserrer les rangs de tous ceux qui craignent pour l'identité de ladite identité - la couleur de sa peau, son accent, sa langue, sa religion - et qu'il s'agit à la fois de les conforter et de prévenir les candidats à la nationalité qu'ils seront homologués par cette identité, l'opération tourne en rond.
L'identité nationale tournerait-elle mal ? Mais sait-on seulement de quoi on parle ? De là venait la stupeur première : que des termes aussi chargés que " identité " et " nation ", lestés par un demi-siècle - au moins - de questionnements philosophiques, psychanalytiques, ethnologiques, sociologiques et politiques, se trouvent allègrement propulsés en objets de " débat ". Se sont donc détachés ces quelques fragments, à la hâte.
Ils peuvent se lire aussi comme quelques préalables indispensables à toute prise en compte des mouvements tectoniques et des métamorphoses que connaissent désormais les supposées " identités nationales ", ici comme ailleurs.
Dialogue avec Pierre-Philippe Jandin Alors que les ressources de l'humanisme pour penser le sens, c'est-à-dire les grandes conceptions eschatologiques de l'histoire qui nourrissaient l'espérance pour l'homme de s'approprier son essence, semblent épuisées, les recherches de Jean-Luc Nancy, Professeur émérite à l'université Marc Bloch de Strasbourg, proposent une explication avec la tradition occidentale dans ses registres philosophique, théologique et politique.
S'il n'y a plus de cosmos, s'il n'y a plus de mundus, ce mot latin qui voulait dire " pur ", nous ne sommes plus dans l'unité, dans la beauté ; tout a pris une allure aventureuse, complexe, dispersée. Si les mots et les concepts nous manquent pour appréhender ce à quoi nous sommes exposés et qui vient, il reste à réévaluer, à déplacer, à déconstruire les idées dont nous disposons. La tâche est de tenter l'élaboration d'une nouvelle ontologie, rompant avec les catégories traditionnelles de l'Un et du multiple, de l'universel et du particulier pour envisager le rapport du pluriel et du singulier. Penser l'être pluriel, c'est chercher à comprendre ce que veut dire " être-ensemble ", en commun, au monde, c'est ouvrir la totalité des possibilités de sens.
En 1982, au Théâtre National de Strasbourg, Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe mettent en scène les Phéniciennes d'Euripide. Dans les coulisses des représentations, Jean-Luc Nancy, figurant, prend des notes. Il observe l'envers du décor, la machination et la révélation propres au théâtre, les tensions et les détentes des comédiens. Il rumine des pensées d'Aristote et du spectacle, de Benjamin et du Trauerspiel.
Il entend la diction du poème, ses déclamations, ses clameurs. Il partage la solitude muette d'une statue de plâtre, témoin du recommencement perpétuel, fragile et immémorial de la scène. C'est le journal de la représentation de cette tragédie grecque qui est ici proposé. "De part en part, Philippe Lacoue-Labarthe était un être de la représentation. Il la pensait originaire, il la vivait consubstantielle, s'enchantait du paraître et de l'apparaître et n'a eu de cesse de vouloir réaliser des mises en scène.
Avec Michel Deutsch il porta au théâtre ses propres retraductions de l'Antigone par Hölderlin puis en 1982 la traduction des Phéniciennes d'Euripide qu'il avait écrite avec celle qui était sa compagne et qui signait "Claire Doublier" pour le programme. Dans le travail commun alors engagé depuis longtemps entre Philippe et moi, les discussions sur la représentation, la mimesis et le théâtre avaient pris la place qu'il exigeait.
Mais avec l'aventure théâtrale se réveilla chez moi un démon supplémentaire : un désir de monter sur la scène qui était très ancien (proprement enfantin) mais ne s'était que fort peu satisfait. Dès la première Antigone je sollicitais un rôle mais il était hors de question d'en soustraire un, même mineur, à un comédien professionnel. Je dus me contenter d'être figurant. Je fus le menuisier Zimmer chez qui Hölderlin termina sa vie, puis un vieillard du choeur, avant que pour les Phéniciennes on me fasse valet d'armes.
Je venais sur la scène une seule fois, porteur de la lance, du glaive et du bouclier d'un guerrier-messager joué par Bernard Freyd, surnommé "Bill". Intervention si fugitive que mon nom ne figura même pas dans le programme où se trouvaient en revanche tous les noms des choristes, dont mes deux filles. Il me restait ainsi tout le temps de la représentation - de toutes les représentations (une quinzaine sans doute).
L'idée m'est venue de tenir un journal. Je l'ai ensuite donné à Philippe, agrémenté de photos que j'avais prises. J'avais complètement oublié cet épisode lorsque Aristide Bianchi et Leonid Kharlamov, qui éditent les textes posthumes de Philippe, ont déniché le cahier. Avec Jean-Christophe Bailly, lui-même comme on sait auteur et artisan de théâtre, ils ont décidé de le publier. Le voici, je n'y ai rien changé et je le laisse faire ici, trente-trois ans plus tard, telle figure qu'il pourra." Jean-Luc Nancy, mai 2015.
En 1984, les Cahiers de L'Herne m'invitèrent à organiser un numéro consacré à Maurice Blanchot. Parmi les raisons qui, avec Philippe Lacoue-Labarthe, nous poussèrent à vouloir réaliser ce projet, il y avait celle liée aux récentes publications concernant les positions politiques du Blanchot des années 1930 : nous voulions saisir l'occasion d'engager avec lui un échange sur cette question, afin de dépasser l'affrontement grossier des accusations et des défenses tel qu'il se jouait alors dans les magazines.
À travers quelques échanges de lettres, Blanchot en vint à concevoir l'idée de rassembler des remarques éparses sous la forme d'un document - qu'il nomma « récit » dans une lettre à Roger Laporte, publiée ici - qui aurait en quelque sorte valeur de déclaration préliminaire à un entretien futur. Quel est l'enjeu de cette lettre ? Il est moins, à mon sens, dans ce qu'elle ouvre de vérité historique et psychologique (qui n'est certes pas négligeable) que dans le fait qu'elle oblige à nous demander comment, à partir d'où et selon quelles interrogations nous devons la lire.
Cette obligation est liée à celle qui a poussé Maurice Blanchot à écrire ce document assez singulier au milieu tant de sa correspondance que de son oeuvre. En 1984, et devant une proposition de discussion autour de son passé politique dont il savait qu'elle n'était ni agressive ni soupçonneuse - bien qu'elle ne fût en rien complaisante -, il pouvait sentir et comprendre que s'offrait une autre disposition que celle des procureurs empressés. Il pouvait avoir confiance dans la possibilité d'une explication - ce qui n'est en rien équivalent à une justification. Il ne s'agit pas du tout de justifier ni même d'excuser les pensées et les déclarations de Blanchot. Il ne s'agit d'ignorer aucun aspect de ses convictions politiques ni de ce qu'elles ont pu impliquer d'engagement, fût-il seulement celui de la plume.
On s'exclame « il était d'extrême droite ! », voire « il était fasciste ! » et cela signifie : « il fallait être de gauche, il fallait être antifasciste ! ». On pense désigner ainsi une sorte d'évidence pérenne de la « gauche » qui se confond à peu près, en fait, avec la profession de foi des droits de l'homme et de la démocratie parlementaire - et cela d'autant mieux qu'il est devenu difficile de parler même de « socialisme ». Il est vrai qu'il n'en était pas ainsi il y a vingt-cinq ans. Mais il est non moins vrai qu'était sensible dès ces années la nécessité d'une interrogation de grande ampleur sur le sens de la (ou « du », comme nous disions justement pour mettre l'accent sur le problème d'un concept ou d'une essence) politique.
J.-L. Nancy
De naissance, la philosophie entretient un rapport singulier et complexe, voire torturé, à la littérature : en effet elle l'invente en l'excluant (comme « mythe », fiction). Jean-Luc Nancy comprend ce rapport comme une demande : la philosophie demande à la littérature de rester où elle est, dans sa fable, mais elle lui demande pourtant aussi son secret (sa séduction) et elle demande enfin à partager son charme et son pouvoir.
L'essentiel du travail de Jean-Luc Nancy n'est pas consacré à la littérature, mais à des thèmes comme la communauté, le corps, l'adoration - dans les sens qu'il donne à ces termes. Cependant, il est incontestable qu'il a été conduit d'une part à écrire assez souvent sur des motifs littéraires, et que d'autre part et surtout, certaines lignes de fond de son travail vont vers l'écriture de la fiction et plus généralement de cette fiction infinie que constitue, pour lui, le sens.
En recueillant ses principaux textes théoriques et entretiens sur la littérature de même que quelques-uns de ses essais les plus percutants explorant les limites de l'écriture littéraire (poésie, récit, théâtre, oratorio, etc.) - pour la plupart devenus introuvables -, ce livre voudrait donner à lire tout le spectre de sa réflexion sur la question de la littérature, saisie au premier chef dans ses rapports à la philosophie bien sûr, mais aussi et plus radicalement au langage et au sens.
Le lecteur trouvera dans ce recueil un agencement de textes de tons et de formes très divers composant pourtant un ensemble d'une grande cohérence et rigueur. Divisé en quatre parties, le livre donne à entendre le partage des voix - des timbres, des modulations, un phrasé, un rythme surtout - de Jean-Luc Nancy en ce qui a trait à la littérature.
Une réflexion sur le devoir d'obéissance et sa légitimité. L'auteur montre que si obéir n'est pas un acte spontané, il invite à s'interroger sur son sens et sa portée ainsi que sur le concept de désobéissance civile.